Il y a exactement quarante ans, le 4 juillet 1985, la Guinée basculait dans l’une des pages les plus sombres de son histoire post-indépendance. Dans la nuit du 4 au 5 juillet, le colonel Diarra Traoré tentait de renverser le pouvoir du colonel Lansana Conté, plongeant le pays dans un bain de sang qui allait marquer durablement la société guinéenne.
Quatre décennies plus tard, ce putsch manqué résonne encore dans la mémoire collective d’une nation qui peine toujours à panser les plaies de cette période tragique. L’anniversaire de ces événements nous rappelle combien la jeune République de Guinée, à peine sortie de vingt-six années de dictature sous Ahmed Sékou Touré, était alors fragile et divisée.
Tout avait pourtant bien commencé pour le tandem Conté-Traoré. Après la mort du « Responsable suprême » en mars 1984, l’armée s’empare du pouvoir sous la houlette du colonel Lansana Conté qui met en place le Comité Militaire de Redressement National (CMRN). Diarra Traoré, figure influente de l’ancien régime, devient Premier ministre dans cette nouvelle configuration. L’euphorie de la libération des prisonniers politiques et l’espoir d’une ouverture démocratique semblent alors porter le pays vers des jours meilleurs.
Mais cette lune de miel politique tourne court. En décembre 1984, Diarra Traoré se voit brutalement écarté du pouvoir et rétrogradé au poste de ministre de l’Éducation nationale. Cette mise à l’écart nourrit chez cet homme ambitieux un profond ressentiment et un désir de revanche qui va germer pendant des mois. La Guinée, exsangue économiquement, voit les réformes attendues tarder tandis que les rivalités ethniques s’exacerbent dangereusement entre Malinkés, Soussous et Peuls.
C’est dans ce contexte explosif que Diarra Traoré choisit de frapper. Profitant habilement de l’absence de Lansana Conté, alors en déplacement à Lomé pour un sommet de la CEDEAO, il lance son offensive dans la nuit du 4 juillet 1985. À la radio nationale, sa voix résonne dans l’obscurité guinéenne : il annonce la dissolution du CMRN et la création d’un « Conseil suprême d’État » qu’il préside désormais. Dans son discours, il dénonce avec véhémence l’immobilisme, la corruption et l’enrichissement personnel des membres du gouvernement, espérant rallier l’armée et la population à sa cause révolutionnaire.
Mais le calcul politique de Diarra Traoré s’avère dramatiquement erroné. Le coup d’État tourne court en quelques heures à peine. Les troupes fidèles à Conté, dirigées avec détermination par le chef de bataillon Ousmane Sow, reprennent rapidement le contrôle de la situation. La radio nationale, occupée quelques heures par les putschistes dans un symbole dérisoire de pouvoir, est reprise par les loyalistes. Diarra Traoré, manquant cruellement de soutien militaire et populaire, voit sa tentative s’effondrer comme un château de cartes.
La répression qui s’abat alors sur les putschistes et leurs présumés complices revêt une brutalité qui glace le sang. Le bilan officiel fait état de 18 morts et 229 blessés, dont de nombreux civils pris dans la tourmente. Mais ces chiffres, quarante ans après, semblent bien en deçà de la réalité. Plusieurs dizaines de militaires sont arrêtés et exécutés dans une atmosphère de terreur. Diarra Traoré lui-même, capturé, torturé et exécuté dans les jours qui suivent, paie de sa vie son pari désespéré.
Des procès expéditifs condamnent à mort ou à la perpétuité de nombreux accusés, souvent sur la base de simples soupçons d’appartenance ethnique ou de proximité avec l’ancien régime. Les pillages et violences ciblant les commerçants malinkés à Conakry témoignent de la fragilité du tissu social et de la persistance des clivages communautaires que les politiques n’hésitent pas à instrumentaliser.
L’échec du coup d’État permet paradoxalement à Lansana Conté de consolider son autorité de manière durable. Il écarte les rivaux potentiels et renforce le contrôle de l’armée sur le pays, instaurant un système qui perdurera jusqu’à sa mort en 2008. Mais cette victoire a un prix : l’état de grâce du régime militaire s’effrite définitivement. Les réformes économiques attendues tardent, la corruption persiste, et la population guinéenne réalise amèrement que la liberté retrouvée ne s’accompagne pas d’une amélioration immédiate des conditions de vie.
Les témoignages d’acteurs et de victimes de l’époque, comme ceux recueillis par Amadou Damaro Camara ou Elhadj Sory Dioumessy, mettent en lumière la brutalité de la répression, les conditions de détention inhumaines et l’atmosphère de suspicion généralisée qui règne alors dans le pays. Certains soulignent aussi la manipulation cynique des rivalités ethniques à des fins politiques, et la difficulté persistante de faire émerger une mémoire partagée de ces événements douloureux.
Quarante ans après, le souvenir de la répression, des exécutions sommaires et des divisions internes continue de hanter la société guinéenne. Les appels à la justice et à la réhabilitation des victimes restent vifs, portés par les familles endeuillées et les organisations de défense des droits humains. Le débat sur les responsabilités et les motivations du putsch demeure ouvert, alimenté par des récits parfois contradictoires et une documentation lacunaire.
Cette date anniversaire nous rappelle que le coup d’État manqué du colonel Diarra Traoré reste un tournant majeur de l’histoire guinéenne contemporaine. Il a mis à nu les fragilités d’un État en reconstruction, les dangers mortels des rivalités ethniques instrumentalisées, et l’immense difficulté de bâtir une démocratie sur les ruines d’une dictature. Les cicatrices de juillet 1985 n’ont jamais vraiment guéri, et continuent d’influencer les dynamiques politiques et sociales du pays.
Minkailou Barry