David DIOP,  coopérant en Guinée sous Sékou Touré, quel bilan! (Médiapart)

0
317

Le poète, David DIOP (1927-1960) enseignant volontaire à Kindia, en Guinée, sous Sékou TOURE. Quel bilan des coopérants africains en Guinée après le Non de Sékou Touré.

Au Sénégal, une légende voulait que David DIOP, né le 9 septembre 1927, à Bordeaux, ait composé ses poèmes en France, sans n’avoir jamais été en Afrique, jusqu’à sa disparition le 29 août 1960. «Afrique, mon Afrique, je ne t’ai jamais connue», avait-il écrit, dans le poème, «Afrique» du recueil «Coups de pilon». Or plusieurs sources indiquent que David DIOP qui était en octobre 1958, professeur de français au lycée Maurice Delafosse, devenu Lamine GUEYE est parti en Guinée, à l’appel de Sékou TOURE, à la suite de son Non au référendum de 1958. Nationaliste armé d’une poésie protestataire, c’est donc en toute logique David DIOP, comme d’autres cadres de la gauche radicale sont allés remplacer les Français qui ont quitté la Guinée. En effet, une trentaine d’enseignants, par avion spécial ont rejoint Conakry, et suivant Jacqueline KI-ZERBO, dans un entretien accordé à Valérie NIVELON, à leur arrivée en Guinée, l’hymne national a été joué, et ils ont été reçus à l’assemblée nationale, puis placés dans des familles d’accueil.

La proclamation de l’indépendance de la Guinée, le 2 octobre 1958, coïncide avec la rentrée scolaire. En conséquence, les autorités françaises ont rapatrié leurs ressortissants encore restés en Guinée et déconseillé les autres, formellement, de revenir dans ce pays, avec une menace de radiation des cadres et retrait de leur nationalité française. Par conséquent, Diawadou BARRY (1916-1973), Ministre de l’Éducation nationale de la Guinée, a lancé un appel aux intellectuels progressistes du monde entier pour qu’ils viennent remplacer les Français. En dépit de ces menaces, des ressortissants français de gauche, de métropole et des Antilles (Jean Suret-Canale, Yves Bénot, Maryse Condé, etc.), mais aussi des Français d’origine africaine (Joseph KI-ZERBO et son épouse Jacqueline COULIBALY, Louis Sénainon Béhanzin, responsable de l’enseignement populaire, puis directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale de Guinée, Andrée Blouin de RCA, le poète David Diop, etc.)

 

Fervent anticolonialiste, joignant la parole aux actes, quand en septembre 1958, Ahmed Sékou TOURE a proclamé l’indépendance de son pays, David DIOP va enseigner en Guinée, au lycée de Kindia. «L’année 1958 fut décisive, David Diop entend l’appel de la Guinée qui vient d’accéder à l’indépendance. Elle a besoin d’enseignants. La Guinée lance un appel aux enseignants africains. David laisse tout son bien-être et répond oui à la Guinée. C’est ainsi qu’il quitta Dakar pour Conakry. Il fut parmi les premiers enseignants africains à avoir répondu à l’appel de la Guinée», écrit Maria DIOP, la mère et biographe de David DIOP. Il informe donc sa famille de son départ au secours de la Guinée désertée par la France qui voulait, ainsi, sanctionner le vote négatif au référendum de ce pays : «Mon cher Alioune, je pars pour la Guinée au début de la semaine prochaine en compagnie de Abdou Moumouni, de Joseph Ki-Zerbo et quatre autres professeurs africains. Comme je l’ai écrit, il est des cas om celui qui se prend intellectuel ne doit plus se contenter de vœux pieux et de déclaration d’intention, mais donner à ses écrits un prolongement concret. Seule, une question de famille m’a fait hésiter quelque temps ; mais après mûre réflexion, ce problème ne m’a pas paru être un obstacle à mon départ», écrit David DIOP à Alioune DIOP de Présence africaine, son beau-frère ; un extrait de cette lettre est annexé au recueil «Coups de pilon», à la page 75.

David DIOP, affecté l’école normale de Kindia, devenue un lycée, est arrivé en Guinée en octobre 1958. Il a donc quitté le lycée Maurice Delafosse de Dakar, et laissé derrière lui, un certain temps, au Sénégal, sa fiancée, Yvette MEISIREL, une secrétaire. Ils se marieront, par la suite, à Conakry et auront, à Kindia, une fille, Christiane Aminata et un garçon, François Alioune Massamba. À la fin de l’année scolaire de 1960, le couple choisit d’aller passer ses vacances à Paris, mais au retour, le 29 août 1960, son avion s’écrase au large de Dakar. Deux lycées à Conakry, dans le quartier de Matoto, et à Kindia, portent le nom du poète sénégalais, David DIOP.

 

 Quels enseignements de cette expérience de coopérants africains en Guinée, sous le président Sékou TOURE ?

En dépit de ce tragique accident d’avion, David DIOP a laissé en héritage à la Guinée son projet de réforme de l’enseignement. À l’indépendance de la Guinée, il y avait 32 000 élèves, pour une population de 3 500 000 habitants. Le système de l’Empire colonial français empêchait l’émergence de cadres africains, n’avait pass donc besoin d’auxiliaires africains. Le contenu de l’enseignement aux indigènes visait donc à assurer l’obéissance et la servitude. Sékou TOURE avait donc de profondes attentes à l’égard des cadres africains «La génération de l’indépendance à laquelle tu succèdes n’a cessé tout au long de la difficile bataille qu’elle engageait pour que te soient restituées la liberté dont elle était privée et la dignité qui lui était contestée, de porter les multiples blessures du règne de l’asservissement, du mépris et de l’injustice», écrit-il dans «Apprendre, savoir, pouvoir». Sékou TOURE fondait d’immenses espoirs sur l’éducation «Pour que l’homme puisse constamment le niveau de sa conscience, il doit accroître et perfectionner sans cesse ses connaissances théoriques et pratiques, accumuler et développer ses expériences, savoir analyser et choisir, pouvoir agir concrètement et exprimer ce qu’il sent ou connaît, aimer et se faire aimer», écrit-il. Une ordonnance du ministère de l’Éducation nationale du 5 août 1959 visait à réformer l’éducation nationale à travers trois objectifs majeurs : rénover les valeurs culturelles africaines, rendre effectif le droit à l’instruction reconnu à tous et permettre une culture scientifique poussée correspondant aux besoins du pays.

 

C’est dans ce contexte que David DIOP a élaboré une réforme de l’enseignement en Guinée, pour une école nouvelle correspondant aux besoins de la population. «Nos cultures nationales, comme la culture européenne, veulent pour le salut de l’homme que les races et les peuples dominés se libèrent politiquement», écrivait, en 1956, David DIOP, lors du congrès des écrivains et artistes noirs. L’empire colonial est, à ce titre, annihilant la conscience nationale, folklorisant les valeurs culturelles africaines, avec des nègres-alibis, repose sur «l’exploitation économique et la falsification de l’histoire». La Guinée depuis 1958 veut retourner aux vraies sources culturelles africaines, une vraie indépendance nécessite donc une rénovation profonde du système éducatif guinéen. Une commission chargée de la réforme de l’enseignement a été mise en place, avec une réforme des programmes scolaires en vue «de permettre l’Africain de se réhabiliter à ses yeux et de regarder enfin le monde, non plus à travers les jugements égocentriques du colonisateur, mais à partir des réalités objectives». Le Guinéen a le droit de connaître de hauts faits historiques de son pays, et l’enseignement des langues nationales doit être obligatoire, écarter toute littérature encombrant les esprits, sans aucune valeur ajoutée, sans aucun progrès de l’esprit humain, en vue de l’émergence d’un «nouvel Africain». Il ne s’agit pas de créer un «Guinée sous serre», mais de «stimuler les énergies nationales, en retournant aux réalités africaines et, sur cette base, établir avec les autres nations des rapports excluant l’esprit de domination». Il faudrait donc tourner le dos à l’individualisme à l’anarchie intellectuelle, une caractéristique de l’enseignement colonial, la culture nationale devient une «arme du progrès au service du peuple, pour un nouveau et solennel départ».

Il y aura eu sous Sékou TOURE plus de 15 réformes de l’enseignement. La Guinée qui voulait abandonner le français comme langue officielle, au profit des langues nationales, a finalement rétabli la langue de Molière.

Les intellectuels africains, au début de l’indépendance de la Guinée, étaient dithyrambiques, sans aucune précaution, à l’égard de Sékou TOURE «Dans les beaux temps, pas si anciens de l’Empire, l’Afrique noire apparaissait comme un ensemble de tout repos. Pas de mouvement national, pas de self-government, des cadres traditionnels judicieusement épurés, un paternalisme attentif, c’était, à dire d’expert, suffisant que l’on put prédire, sans crainte, un siècle de quiétude. Et pourtant, le fait est là, le spectacle que nous offre aujourd’hui l’Afrique est celui d’un continent en marche, engagé dans une lutte historique, pour la liquidation définitive du colonialisme et enragé à rattraper, en une décade, le retard politique pris au cours des siècles. Le président de la jeune républicaine guinéenne, Sékou Touré, a été, dans cette période, l’homme africain décisif», écrit en 1960, Aimé CESAIRE, dans un article, «La pensée politique de Sékou Touré».

À partir de mai 1961, aux éloges ont succédé les critiques, les coopérants étrangers ont commencé à quitter la Guinée. En effet, Louis BEHANZIN, devenu, nouveau directeur de cabinet du ministre de l’Éducation nationale de Damantang CAMARA mort en 1985, Diawadou BARRY (1916-1973) étant limogé, considéré comme un «déviant», les contrats de 85  enseignants n’ont pas été renouvelés. Les salaires des coopérants des Yougoslaves sont considérés comme trop élevés. En fait, le sabotage politique (Avoirs bancaires vidés dès 1958, fausse monnaie inondant le marché, plusieurs tentatives avortées de coup d’État depuis le Sénégal, la paranoïa de Sékou TOURE et sa théorie du «complot peul») de la Françafrique commence à avoir d’importantes conséquences négatives sur l’économie guinéenne (très haute inflation, coopératives agricoles peu rentables, importations de riz américain). Les enseignants français de gauche, 150 en 1959, seront 111 en 1960 et seulement 52 en 1968, repartent au Sénégal ou en France. L’engagement des coopérants s’émousse et les départs de la Guinée se multiplient à partir de 1963. Seul Jean SURET-CANALE (1921-2007), agrégé de géographie, ancien professeur au lycée Van Vollenhowen de Dakar, avec des élèves prestigieux Diallo TELLI (1925-1977) et KEITA Fodéba (1921-169, voir mon article Médiapart, 6 avril 2023), un militant communiste et de la RDA, arrivé en Guinée en 1958, est resté jusqu’en 1966. En effet, Jean SURET-CANALE d’abord affecté au lycée Donka, son épouse, Georgette, lycée des jeunes filles, dirigera par la suite, l’Institut national de recherches et de documentation de Guinée (INRDG) et va créer la revue Recherches africaines. Menacé de déchéance de la nationalité française, Jean SURET-CANALE revient en France comme attaché de recherches au CNRS de 1966 à 1974. C’est une période où l’exil des cadres guinéens se multiplie vers l’étranger, notamment au Sénégal.

Pourquoi donc ces départs massifs des coopérants africains de la Guinée ? 

Héros et théoricien, d’une ’indépendance totale sans concession, «Je préfère la liberté dans la pauvreté, que la richesse dans l’esclavage», Sékou TOURE avait séduit et ébloui au début des indépendances. En fait, l’héritage de Sékou TOURE, au pouvoir de 1958 à 1984, est très controversé. «Si la vie de Sékou Touré est exceptionnelle, c’est qu’il est de ces rares, hommes dont on n’a jamais fini de parler : en bien ou en mal», avait dit Ibrahima Baba KAKE (Voir mon article, Médiapart, 30 octobre 2023). En effet, devenu dictateur, il a fait un mauvais usage de son farouche sens de l’indépendance, la règle rigide du parti unique, la multiplications les épurations parmi ses fidèles et les complots parfois imaginaires, ont laissé des traces douloureuses en Guinée.

 

Cependant, la question de la souveraineté des pays africains sur leurs matières premières reste plus que jamais d’actualité. Différents gouvernements, après le Mali, le Burkina Faso, le Niger, et en particulier le Sénégal, avec un concept d’alternance dite de «rupture», ont une phraséologie de gauche, comme celle de Sékou TOURE. Cependant, dire n’est pas faire. Plus personne ne croit aux belles promesses ; ce qui discrédite la noblesse de la politique.

S’agissant des coopérants africains en Guinée, on connaît la liberté de ton et l’esprit d’indépendance de Maryse CONDE, la plus africaine des écrivains antillais, dont le premier mari, Mamadou CONDÉ, est un Guinéen (Voir mon article, sur ce prix Nobel, Médiapart, 10 avril 2024) qui faisait partie des volontaires de la coopération en Guinée. «C’est en Guinée, je me suis sentie le mieux. Les gens y étaient malheureux, il n’y avait rien à manger, ils n’avaient pas de quoi habiller leurs enfants ni les envoyer à l’école, mais il y avait une sorte d’humanité profonde malgré tout qui faisait que j’aimais ce pays. Il était riche culturellement; du point de vue de la musique, de la danse, aussi. Sans me sentir chez moi, j’ai beaucoup aimé la Guinée. CONDE (son mari) m’a aidé à connaître son monde culturel», écrit Maryse CONDE. «J’ai beaucoup écrit contre l’Afrique, j’ai beaucoup dit que ce continent n’était pas ce dont j’avais rêvé, que Sékou Touré, par exemple, était un vulgaire dictateur qui opprimait son peuple», dit-elle. En Guinée, Maryse CONDE rejette également le militantisme noir et l’afrocentrisme ; son expérience en Guinée l’a immunisée contre certains slogans creux comme ceux du dictateur Sékou TOURE. «Le passé ne sert à rien, quand il a pour nom, malnutrition, dictatures, bourgeoisies corrompues», dit-elle.

 

En définitive, la précipitation du départ des coopérants africains, ainsi que les intellectuels et cadres guinéens, est en grande partie liée aux dérives autoritaires et sanguinaires de Sékou TOURE. En particulier, Sékou TOURE était venu chercher en France, l’artiste et écrivain guinéen de renommée internationale, KEITA Fodé (Voir mon article, Médiapart, 6 avril 2023) ; c’est KEITA Fodéba qui construira le sinistre camp BOIRO d’enfermement des opposants guinéens, dont Boubacar DIALLO TELLI (1925-1977). KEITA Fodéba sera assassiné par Sékou TOURE et jeté, le 26 mai 1969, dans une fosse commune. Il est curieux de constater que Sékou TOURE qui fustigeait l’impérialisme, est mort, le 26 mars 1984 aux États-Unis. Une bonne partie de la famille de Sékou TOURE (Ismaïl TOURE, son frère, le 19 juillet 1985) et d’autres dignitaires de l’ancien régime (Seydou KEITA, Siaka TOURE, commandant du camp Boiro, Moussa DIAKHITE), ont été passés par les armes par son successeur Lansana CONTE (1934-2008) qui est resté 24 ans au pouvoir. Depuis lors, la Guinée, en dehors de la parenthèse d’Alpha CONDE (2010-2021), est plongée dans différents coups d’État militaires, dont le dernier et en cours, est celui du 5 septembre 2021 (Voir mon article, Médiapart, 5 septembre 2021).

Il y a eu d’autres coopérations de cadres, entre pays africains, mais qui sont mal terminées, par des expulsions brutales par des opérations dites «d’africanisation» des cadres. C’est d’une part, le cas de cadres sénégalais arrivés en Mauritanie, dès l’indépendance de ce pays, mais massivement expulsés en avril 1973. C’est d’autre part, la Côte-d’Ivoire, qui a expulsé, massivement, sans préavis, en 1988, les cadres sénégalais, notamment des enseignants.

Auteur Amadou Bal BA pour pour Médiapart