Devoir de mémoire : Sekou Touré reçoit à Faranah(23 , 24 juillet 1972) son parrain Félix Houphouët Boigny

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Qualifiée d’ « historique » par la presse ivoirienne, la rencontre qui s’est déroulée le 24 juillet dernier à Faranah, en territoire guinéen, entre les présidents Félix Houphouët-Boigny et Sekou Touré n’a jusqu’à présent suscité que fort peu de commentaires. On est tenté de trouver quatre explications à cette discrétion à peu près général : les conditions dans lesquelles ont été préparés les entretiens entre les deux chefs d’Etat, l’atmosphère de mystère qui entoure l’évolution de la situation en Guinée, le silence de la presse internationale sur la plupart des initiatives diplomatiques ivoiriennes, et, enfin, la modicité des résultats immédiats de la rencontre.

 

Les autorités ivoiriennes avaient observé une grande discrétion lors de la visite effectuée à Abidjan au début de juillet par la mission de bonne volonté conduite par M. Moussa Diakhité, ministre guinéen de l’intérieur. Soucieux de ménager la susceptibilité de M. Sekou Touré, le président de la République de Côte-d’Ivoire avait personnellement veillé à ce que ne filtre aucune information sur la démarche des dirigeants de Conakry, essentiellement destinée à préparer les conversations de Faranah.

 

 

 

Nous recevant la veille de son départ pour la Guinée, alors qu’il était entouré de ses principaux collaborateurs, M. Félix Houphouët-Boigny avait insisté sur son désir de laisser à son interlocuteur guinéen l’initiative de parler de cette rencontre ou d’en tenir le déroulement secret. MM. Philippe Yacé, président de l’Assemblée ivoirienne, Mamadou Coulibaly, président du Conseil économique et social, Kona Kanga, maire d’Abidjan, qui furent parmi les très rares privilégiés à accompagner le chef de l’Etat ivoirien, étaient, les uns et les autres, bien convaincus que cette attitude réservée était la seule valable.

 

C’est le président de la République de Guinée qui, par une série d’émissions radiodiffusées retransmises en direct par la Voix de la révolution, porta à la connaissance du monde extérieur la présence de M. Houphouët-Boigny dans son village natal. C’est le leader de la révolution guinéenne qui, après avoir dit son émotion de « voir resurgir tant de souvenirs communs », à l’occasion de ses discussions avec son aîné et ancien compagnon de lutte, fit savoir qu’aucun accord formel n’avait été signé entre la Côte-d’Ivoire et la Guinée.

 

Il est clair que le voyage de M. Houphouët-Boigny ne peut avoir qu’une portée immédiate fort limitée, comme ce fut d’ailleurs le cas, quelques semaines plus tôt, pour la spectaculaire réconciliation intervenue à Monrovia entre MM. Léopold Sédar Senghor et Sekou Touré. Dans un cas comme dans l’autre, les interlocuteurs du président de la République de Guinée ont refusé de déférer à la demande qui leur était faite de livrer les opposants guinéens qui ont obtenu asile politique sur leur territoire. Cette attitude a été d’autant plus mal comprise par M. Sekou Touré que plusieurs de ses collègues, parmi lesquels les présidents de la Gambie et de la Sierra-Leone, ont, au mépris des lois de l’hospitalité, arrêté et remis entre les mains de la police guinéenne plusieurs dizaines d’adversaires de l’actuel régime de Conakry. Par ailleurs, le président guinéen a souvent attaqué au cours des dernières années ses voisins sénégalais et ivoirien, les accusant de prêter main-forte à ceux qui conspiraient à son éviction. Il n’est donc pas exclu qu’il ait interprété la réaction de M. Houphouët-Boigny, comme celle de M. Senghor, comme constituant une manifestation d’hostilité à son égard.

 

 

 

Il est en tout cas significatif qu’exceptés les commentateurs de la presse ivoirienne, pratiquement nul journaliste n’a souligné l’acharnement que M. Houphouët-Boigny déploie pour apaiser les différends politiques persistant en Afrique occidentale. Et il est cependant incontestable qu’en dépit des profondes divergences idéologiques existant entre les dirigeants guinéens, qui ne cessent de proclamer leur attachement aux idées révolutionnaires chères aux leaders progressistes du tiers-monde, et les Ivoiriens, qui n’ont jamais caché leurs préférences pour le libéralisme économique, on tient, à Abidjan comme à Conakry, à normaliser les rapports ivoiro-guinéens.

 

Isolement guinéen et unité africaine

Cette volonté obstinée de dialogue s’explique à la fois par l’évolution intérieure de la Guinée, par le souci des chefs d’Etat de l’ancienne A.-O.F. de reconstituer une certaine forme d’unité entre leurs pays et par le désir des dirigeants africains francophones de faire face à certaines influences étrangères qui se développent dans cette partie du continent noir.

 

Relativement isolé sur le plan international, ayant, si l’on en croit les informations régulièrement diffusées par la Voix de la révolution, à faire face à de nombreux complots, M. Sekou Touré entend maintenir des relations de bon voisinage avec les Etats frontaliers de la Guinée. En excellents termes avec la Sierra-Leone, dont le président, M. Siaka Stevens, conserve le pouvoir grâce au concours des troupes guinéennes, qui sont intervenues à ses côtés pour écraser ses adversaires, M. Sekou Touré conserve également de bonnes relations avec les présidents Daouda Jawara, de Gambie, et William Tolbert, du Libéria. Bien que d’importantes minorités guinéennes, hostiles au régime révolutionnaire de Conakry, soient installées à Dakar et à Abidjan, un étroit contact est maintenu entre les trois capitales.

 

Au demeurant, comme le notait l’éditorialiste du quotidien sénégalais le Soleil (1) au lendemain de l’entretien de Faranah : « L’argument des clivages idéologiques, si longtemps invoqué, s’est effondré depuis que les grandes puissances capitalistes et communistes ont découvert l’inanité de leur opposition et ont convenu de vivre dans l’amitié et la coopération. Les voyages de Nixon à Pékin et à Moscou ont sonné le glas des oppositions longtemps irréductibles entre régimes politiques différents. Les Etats de l’ex-Afrique-Occidentale devraient méditer la leçon et s’atteler, pendant qu’il est encore temps, aux tâches concrètes d’organisation et de développement qui les attendent… »

 

Mettant en accord leurs idées et leurs actes, MM. Senghor et Houphouët-Boigny ont déjà lancé depuis le mois de juin dernier les bases d’une Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest, dont les structures demeurent encore imprécises. La position géographique de la République de Guinée et l’importance des ressources agricoles et minières encore inexploitées par le gouvernement de Conakry incitent à penser que la pérennité de la communauté qui reste à bâtir serait mieux assurée si les Guinéens acceptaient d’y donner leur adhésion. Tout en mesurant l’ampleur des difficultés qui restent à surmonter pour parvenir à ce résultat, MM. Senghor et Houphouët-Boigny sont donc décidés à convaincre M. Sekou Touré de l’intérêt que représenterait pour l’ensemble des populations de l’ancienne A.-O.F. l’entrée de la Guinée au sein d’un ensemble dont les pays membres feraient table rase des préoccupations politiques pour se consacrer à des tâches de développement et de mise en valeur économique.

La présence de la République populaire du Congo au sein de l’Organisation commune africaine, malgache et mauricienne (OCAM) témoigne, même si elle est périodiquement remise en cause par le commandant Marien Ngouabi et ses amis, d’une certaine possibilité d’entente entre pays que lient des intérêts communs. Or il est certain que dans toutes les capitales de l’ancienne Afrique française on aspire à « débalkaniser » une région dont l’unité a volé en éclats après le référendum constitutionnel de septembre 1958. Après quinze ans de « micro-nationalisme » exacerbé, à Dakar comme à Abidjan, à Conakry comme à Lomé, on a pris conscience de la nécessité de présenter un front uni à certaines entreprises politiques, soit africaines, soit extérieures au continent.

Le poids du Nigéria et du Zaïre

L’importance croissante que prennent la fédération du Nigéria et le Zaïre n’est ignorée que de ceux qui, en France, ont la responsabilité des affaires africaines. La progression constante de la production pétrolière nigériane, le développement des ressources minières zaïroises, momentanément gêné, il est vrai, par la chute des cours mondiaux du cuivre, permettent aux dirigeants de Lagos et de Kinshasa de mener une action diplomatique vigoureuse. Placé au voisinage du Niger, dépourvu de ressources sérieuses, et du Dahomey, aux prises avec d’inextricables difficultés financières, le Nigéria constitue un pôle d’attraction dont la puissance est évidente. De même, le Zaïre apparaît d’autant plus prospère et d’autant plus dynamique que ses voisins immédiats ne parviennent à surmonter ni leurs tensions politiques ni leurs problèmes économiques, qu’il s’agisse de la République populaire du Congo, de la République Centrafricaine, de l’Ouganda ou du Burundi.

 

Le gouvernement fédéral nigérian pousse ses avantages à la fois en direction du Niger et du Dahomey. Avec le président Diori Hamani, auquel il sait gré de son attitude loyale pendant la guerre nigérobiafraise, le général Gowon caresse quelques projets communs, dont le plus important concerne la mise en valeur de la vallée du fleuve Niger. Au Dahomey, les autorités de Lagos ont déjà consenti un prêt de plusieurs millions de livres sterling qui vise autant à donner « un second souffle » à l’économie dahoméenne qu’à orienter vers le Nigéria un pays qui, contre toute logique, s’obstine à tourner le dos à ses voisins occidentaux. Enfin, il ne faut pas sous-estimer la cordialité des liens personnels récemment tissés entre le général Etienne Eyadema, du Togo, et son homologue nigérian. L’accord économique conclu entre le Nigéria et le Togo, au terme de la visite effectuée à Lomé par le général Gowon après la conférence des chefs d’Etat de l’OCAM, peut constituer le point de départ d’une union riche de conséquences politiques.

 

L’activisme du général Mobutu n’a rien à envier à celui de son collègue nigérian. Après avoir volé au secours du régime réactionnaire du colonel Michel Micombero, gravement menacé par les récents troubles du Burundi, le chef de l’Etat zaïrois s’est brusquement pris d’une amitié inattendue pour le président Sekou Touré. Le général Mobutu, qui ne cesse de se poser à la face du monde comme l’« héritier spirituel » de Patrice Lumumba, tout en pratiquant une politique radicalement opposée à celle de l’ancien premier ministre assassiné, espère tirer avantage d’une alliance avec celui des chefs d’Etat africains qui reste réputé le plus révolutionnaire. Aussi est-il question que l’alumine guinéenne de Fria soit, dès que possible, transformée en aluminium au Zaïre, en utilisant l’énergie hydroélectrique du barrage d’Inga.

 

Le général Mobutu, qui a annoncé avec éclat en avril dernier le retrait du Zaïre de l’OCAM, en ne ménageant pas ses critiques aux membres du « club » francophone, s’efforce en réalité de rester en bons termes avec la plupart des pays membres de cette organisation : avec la République populaire du Congo et la République Centrafricaine, qu’il n’a jamais renoncé à regrouper sous sa houlette ; avec le Gabon, où il s’est rendu en visite officielle en mai dernier ; avec le Rwanda, auquel le lient les souvenirs communs de l’époque coloniale beige ; avec le Togo, dont le président est un de ses amis personnels ; avec la Côte-d’Ivoire, dont il n’ignore pas le prestige du chef de l’Etat.

 

Compte tenu de l’importance des intérêts américains à Conakry, à Lagos et à Kinshasa, beaucoup sont tentés de penser que le département d’Etat n’est pas étranger à certaines des récentes initiatives guinéennes, nigérianes et zaïroises. Et ceux qui considèrent soit avec méfiance, soit avec hostilité la politique africaine des Etats-Unis, n’hésitent pas à affirmer que ces derniers nourrissent la secrète et machiavélique ambition de démembrer l’ensemble africain francophone pour mieux contrôler l’évolution du continent.

 

Certes, le rôle des Américains en Guinée est considérable. Paradoxalement, M. Sekou Touré, dont le monde extérieur connaît surtout les professions de foi progressistes, reçoit une aide économique et financière sans égale de la part de Washington.

 

Cependant, l’implantation américaine a pour point de départ l’immobilisme des Français après le « non » de septembre 1958.

Redoutant que la mise en quarantaine décidée par le général de Gaulle à l’encontre de M. Sekou Touré ne précipite ce dernier dans le sillage des seuls pays socialistes, les Américains occupèrent presque naturellement le vide laissé par la France. Ce raisonnement semble avoir prouvé sa justesse puisque, après un dialogue chaotique avec Moscou et Pékin, les Guinéens restent aujourd’hui des partenaires privilégiés des Etats-Unis.

Si, d’autre part, les Américains, responsables de la politique africaine de leur pays s’efforcent de maintenir étroitement le contact avec Lagos et Kinshasa, c’est parce qu’ils sont, à juste titre, persuadés que l’aide consentie par Washington aux pays du tiers-monde africain doit essentiellement être concentrée sur les pays dont la puissance démographique et économique est suffisante pour autoriser une mise en valeur rationnelle. Sans abandonner à leur sort les plus défavorisés des Etats africains, les Américains ont depuis plus de douze ans « focalisé » leur programme d’aide sur les pays plus vastes, plus peuplés et surtout dotés d’une bonne infrastructure économique.

En ce qui concerne le Zaïre, il faut ajouter que de nombreuses sociétés privées américaines ont réalisé d’importants investissements miniers au Katanga notamment, et que, de ce fait, le département d’Etat est enclin à accorder une attention plus soutenue à la politique zaïroise. D’autre part, cette attitude est également dictée par la présence d’importants groupes financiers américains dans plusieurs pays limitrophes ou proches du Zaïre : Rhodésie, où opère le groupe de l’American Metal Climax ; Angola, Mozambique et République Sud-Africaine, où des sociétés américaines participent à la recherche pétrolière, à l’exploitation du diamant, de l’or et de différents minéraux d’intérêt stratégique.

Aucun des dirigeants de l’Afrique francophone n’ignore cette situation. Certains d’entre eux comprennent mal la politique américaine en Afrique et, sous l’influence de certains conseillers, ont tendance à penser que le département d’Etat agit en rival de la France. C’est ainsi que plusieurs d’entre eux ont interprété la récente « sortie » du Zaïre de l’OCAM comme un « mauvais coup » porté au gouvernement français et à ses partenaires africains francophones. Dans ces conditions, il est indispensable de situer leur action, qu’il s’agisse de la création de la Communauté économique ouest-africaine, ou de décisions d’une portée plus limitée dans le contexte beaucoup plus large de l’ensemble de la politique des grandes puissances en Afrique noire.

 

Avec le Monde