Le 22 novembre 1970, le destin de la Guinée a failli basculer. L’Empire portugais sur le déclin est mis en difficulté sur son territoire de l’actuelle Guinée-Bissau. Lisbonne va tenter le tout pour le tout en organisant, pour la première fois de son histoire et dans le plus grand secret, une attaque éclair hors de ses frontières. Objectif : renverser le régime de Sékou Touré, principal soutien des rebelles indépendantistes du PAIGC. Le coup de force échoue partiellement, mais va déclencher en 1971 la plus grande vague de répression de l’histoire de la Guinée.
Ses mains tremblent lorsqu’il tourne les pages tachées d’humidité. Le « Livre blanc » a désormais la couleur ocre du temps qui passe. La couverture a disparu laissant place à un portrait d’Ahmed Sékou Touré. Le lecteur s’apprête à plonger dans les eaux troubles de la mémoire guinéenne.
« Ce livre contient les dépositions des accusés après l’agression du 22 novembre », explique Moussa Soumah, désignant les visages. La voix se met, elle aussi, à trembler : « aucun n’est sorti de prison. »
Connue par les Guinéens comme « l’agression portugaise », l’opération porte, côté lusophone, le nom de code « Mar Verde », préparée dans le plus grand secret par une poignée d’officiers qui vont tenter de faire basculer le cours de la guerre coloniale, et le destin de la Guinée.
Le plan de Calvão
En 1970, Lisbonne est sous pression internationale. La dictature militaire refuse de concéder l’indépendance à ses colonies et mène une guerre meurtrière sur de nombreux fronts. Le PAIGC, la rébellion indépendantiste de Bissau soutenue par le bloc de l’Est, Cuba et la Guinée, lui donne du fil à retordre. Les attaques sont quotidiennes jusque dans la capitale.
Pour renverser le rapport de force, une idée germe dans l’esprit du commandant Alpoim Calvão : une attaque éclair à Conakry afin de neutraliser la flotte du PAIGC, détruire sa base arrière et renverser son allié, le président Ahmed Sékou Touré et, enfin, libérer les prisonniers de guerre portugais détenus dans la capitale.
Calvão se procure des mines ventouse étanches en Afrique du Sud, des uniformes soviétiques pour plus de discrétion, 250 AK47, 12 RPG7, 20 mortiers de 82 millimètres ainsi que des munitions qui transitent par Lisbonne.
« Nous savions qu’il y avait un groupe d’exilés guinéens, nommé Front de libération national de Guinée qui était en contact avec le gouvernement portugais. Ils réclamaient notre soutien pour une action militaire contre Sékou Touré », se souvient Calvão qui entreprend de réconcilier l’aile politique du mouvement, dirigée par David Soumah et l’aile militaire de Thierno Diallo, brièvement arrêté à Dakar.
D’autres interceptions mettent en péril le secret. Fin septembre 1970, Ahmed Sékou Touré dénonce sur Radio Conakry « l’existence en Guinée-Bissau de camps d’entraînement de mercenaires guinéens ».
Lisbonne donne néanmoins son feu vert, à condition que rien ne permette d’identifier les auteurs. Les bateaux sont repeints jusqu’aux bouées de sauvetage, les Portugais se teignent le visage en noir, les plaques de groupe sanguin, les revues, les boîtes d’allumettes jetées à la mer.
Les six navires approchent en silence et en ordre dispersé. « Conakry à vue » dit le télégramme. 430 soldats prennent part à l’opération : 200 membres du FLNG, 150 commandos africains et 80 fuzilleiros especiais, l’unité d’élite de l’armée coloniale.
« Comme dans le film, mais là c’était la réalité ! »
Ce 22 novembre 1970, la lune est nouvelle, la marée pleine et aucun vent n’agite les haubans. Alpoim Calvão n’a pas seulement choisi la date en fonction de critères météorologiques : le samedi, les dancings et cinémas de Conakry font salle comble.
Moussa Soumah ne se doute de rien, il applaudit les exploits de Gregory Peck dans Les Canons de Navarone projeté ce soir-là au cinéma 8-Novembre. De retour chez lui, les premières détonations retentissent « comme dans le film, mais là c’était la réalité ! »
Dans le port de Conakry, une boule de feu s’élève vers le ciel. L’offensive commence. La flotte du PAIGC est rapidement détruite et la ville plongée dans le noir. Calvão compte sur la coupure d’électricité pour déstabiliser l’ennemi.
Les canots pneumatiques glissent vers la terre, les fuzileiros prennent d’assaut le camp Boiro, puis le camp des miliciens avant de sauter le mur qui le sépare de la Villa Silly, la résidence du chef de l’État. Ils grimpent les escaliers quatre à quatre mais à l’étage le lit est encore fait : Sékou Touré est en lieu sûr.
Aucune trace non plus d’Amilcar Cabral, fondateur du PAIGC. Les assaillants détruisent néanmoins les installations du parti et libèrent les prisonniers portugais. « J’ai été réveillé au milieu de la nuit par des coups de feu qui se rapprochaient rapidement, se souvient le plus célèbre d’entre eux, le sergent pilote Antonio Lobato. Puis, un tir de bazooka a fait exploser la fenêtre. À entendre tout cela, j’avais la certitude que ces hommes étaient des nôtres. »
La retraite
Le jour commence à poindre et la contre-offensive débute. Dans le quartier Sans-fi, les chars guinéens reprennent le contrôle du camp Samory. Alpha Oumar Bah met le nez dehors : « j’ai pensé : « mais il ne va pas tirer quand même ! » Mais le coup est parti et là… je vous avoue que, j’ai été plus rapide que le son pour déguerpir ! »
Ces renforts inattendus déstabilisent les assaillants qui, arrivés à l’aéroport, ne trouvent aucune de trace de l’aviation militaire qu’ils sont censés détruire. Pire encore : l’un des officiers portugais vient de déserter : « Ce fils de p… de lieutenant a pris la fuite avec vingt de mes hommes, il m’a trahi lamentablement », peut-on lire sur un télégramme du capitaine Morais. Faute de contrôler le ciel, l’attaque aérienne est annulée. Ne pouvant prendre le risque d’être identifié par la perte d’un navire, Calvão sonne la retraite.
« Peuple de Guinée, tu es victime dans ta capitale Conakry d’une agression de la part des forces impérialistes », les mots de Sékou Touré résonnent sur les ondes de la Voix de la Révolution. Les assaillants ont échoué à faire taire la radio nationale. Tandis que le FLNG poursuit le combat sur terre, les prisonniers libérés gagnent les navires qui déjà lèvent l’ancre.
« L’arbitraire et l’injustice »
Le peuple a-t-il répondu à l’appel aux armes lancé par le Guide suprême de la Révolution ? Les versions divergent. Pour le régime, c’est la preuve qu’un « complot international » existe et l’occasion de déclencher l’une des répressions les plus féroces de son histoire : la « grande purge » de 71. Dans les préfectures du pays, les tribunaux populaires révolutionnaires condamnent à tour de bras. Le 25 janvier, les écoliers de Conakry sont convoqués sous le pont du 8-Novembre pour voir se balancer au bout d’une corde les corps de quatre hauts cadres du régime, accusés de complicité.
« Ça nous a bouleversés, témoigne Moussa Soumah. J’ai compris qu’il s’agissait de faire disparaître ceux qui constituaient un obstacle pour le président, comme les pions sur le damier », dit-il en baissant la voix. Le sujet reste sensible : en Guinée l’histoire est un enjeu politique.
Le même jour, du haut de ses 6 ans, Mohammed Barry voit pour la première fois son père pleurer : « J’ai découvert l’arbitraire et l’injustice. » Dans le quartier de Sans-Fil, il ramasse les étuis des balles sans trop savoir pourquoi. Cinquante ans plus tard, il est l’un des militants des droits de l’homme les plus actifs du pays.
rfi