Sénégal : Ousmane Sonko doit faire preuve de patience, l’ombre de Senghor-Dia plane sur Dakar

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Alors que les tensions entre le président Bassirou Diomaye Faye et le Premier ministre Ousmane Sonko défrayent la chronique sénégalaise, l’histoire politique du pays résonne d’un écho douloureux : celui de la crise de décembre 1962 entre Léopold Sédar Senghor et son ancien Premier ministre Mamadou Dia. Un précédent qui devrait inspirer la prudence et la sagesse aux acteurs politiques sénégalais d’aujourd’hui.

Depuis le meeting du 8 novembre 2025 au stade Léopold Sédar Senghor, où Ousmane Sonko a mobilisé des milliers de partisans, les signes de tensions entre les deux têtes de l’exécutif se multiplient. La décision du président Faye de limoger Aïda Mbodj, proche de Sonko, pour la remplacer par Aminata Touré à la tête de la coalition « Diomaye Président » a déclenché une véritable tempête politique.

Le Pastef, parti dirigé par Sonko, a immédiatement rejeté cette nomination dans un communiqué sans appel : « PASTEF et ses alliés ne se reconnaissent dans aucune initiative coordonnée par Madame Aminata Touré, avec qui nous ne partageons ni les mêmes valeurs ni les mêmes principes. »

Ce désaveu public marque un tournant. Pour la première fois, le duo qui incarnait le renouveau politique sénégalais affiche ses divisions au grand jour. La presse nationale parle désormais de « fracture », de « rupture politique » et même de « clash public entre Diomaye et Sonko ».

Il convient de rappeler une vérité fondamentale : c’est le leadership d’Ousmane Sonko qui a porté Bassirou Diomaye Faye au pouvoir. Lorsque Sonko s’est trouvé inéligible en raison de ses démêlés judiciaires, c’est lui qui a désigné Faye comme son remplaçant pour l’élection présidentielle de mars 2024.

Sans la mobilisation populaire orchestrée par Sonko, sans son charisme et sa capacité à galvaniser la jeunesse sénégalaise, sans les sacrifices consentis par les militants du Pastef lors des manifestations sanglantes de 2021-2023 qui ont fait des dizaines de morts, Bassirou Diomaye Faye ne serait jamais devenu président de la République.

Sonko n’était pas un simple soutien électoral. Il était et demeure l’âme du projet de rupture, le tribun qui a su capter les aspirations profondes d’un peuple fatigué des anciennes pratiques politiques. Cette légitimité populaire reste intacte, comme l’a démontré le succès du meeting du 8 novembre.

Pourtant, malgré cette réalité incontestable, Ousmane Sonko doit faire preuve de patience et de sagesse politique. L’histoire du Sénégal lui offre une leçon magistrale à travers le destin tragique de Mamadou Dia.

En 1960, au lendemain de l’indépendance, le Sénégal adoptait un système parlementaire bicéphale. Léopold Sédar Senghor, président de la République, s’occupait de la politique extérieure et de la représentation symbolique.

Mamadou Dia, président du Conseil des ministres, détenait le pouvoir réel : il élaborait la politique économique et intérieure du pays.

Dia était l’architecte de la vision économique du Sénégal indépendant. C’est lui qui signa les accords d’indépendance, lui qui porta un projet ambitieux de rupture avec l’économie coloniale, prônant l’autogestion et la réforme des structures agricoles. Senghor, le poète-président, incarnait davantage une fonction de représentation.

Mais les divergences s’accentuèrent. Dia voulait une véritable souveraineté économique, une rupture avec les intérêts français. Le 8 décembre 1962, lors d’un colloque international à Dakar, il réaffirma ses convictions, appelant au « rejet révolutionnaire des anciennes structures » et à « concevoir une mutation totale qui substitue à la société coloniale et à l’économie de traite une société libre et une économie de développement ».

Ces paroles scellèrent son sort. Une partie des députés, encouragés par Senghor et ses alliés, déposèrent une motion de censure. Le 17 décembre 1962, tentant d’empêcher ce vote, Dia envoya la gendarmerie à l’Assemblée nationale. Ce geste, qualifié de « tentative de coup d’État », précipita sa chute.

Mamadou Dia fut arrêté le 18 décembre 1962, jugé, et condamné à perpétuité. Il passa douze années derrière les barreaux, emprisonné dans le centre de détention de Kédougou. Senghor installa alors un régime présidentiel autoritaire et le parti unique, marginalisant toute opposition pendant près de quinze ans.

Trente ans plus tard, en 1992, le général Jean Alfred Diallo, acteur clé de ces événements, déclara : « Mamadou Dia n’a jamais fait un coup d’État contre Senghor… l’histoire du coup d’État, c’est de la pure fabulation. » L’histoire a fini par reconnaître que Dia avait été victime d’un piège politique.

Les parallèles entre 1962 et 2025 sont saisissants. Comme Dia à l’époque, Sonko incarne le projet de rupture, la vision transformatrice, la légitimité populaire. Comme Dia, il détient le pouvoir réel en tant que Premier ministre. Et comme Dia, il se retrouve en porte-à-faux avec un président qui, progressivement, affirme son autonomie et s’entoure de figures que Sonko souhaiterait écarter.

La nomination d’Aminata Touré, la volonté de Faye de maintenir autour de lui des personnalités comme Abdourahmane Diouf malgré les critiques de Sonko, tout cela rappelle les manœuvres qui ont conduit à la chute de Dia.

Lors du meeting du 8 novembre, Sonko a lui-même évoqué cette situation en déclarant : « Il y a certains qui pensent que ma relation avec le Président Bassirou Diomaye Faye va se détériorer. En tout cas, dans la vie, tout peut arriver. » Cette phrase, empreinte de lucidité, trahit une conscience aiguë des dangers qui le guettent.

C’est précisément parce que l’histoire risque de se répéter qu’Ousmane Sonko doit faire preuve de patience stratégique.

Mamadou Dia a commis une erreur fatale en tentant de s’opposer frontalement au vote de la motion de censure. Ce geste, perçu comme une atteinte aux institutions démocratiques, a fourni à ses adversaires le prétexte qu’ils cherchaient pour l’éliminer politiquement.

Sonko, malgré sa légitimité populaire incontestable et son rôle décisif dans l’élection de Faye, ne doit pas tomber dans le même piège. Les institutions démocratiques, aussi imparfaites soient-elles, offrent un cadre qu’il serait périlleux de contourner ou de défier ouvertement.

Cela ne signifie pas qu’il doive accepter passivement toutes les décisions du président.

Mais la confrontation doit rester politique, institutionnelle, mesurée. Le temps joue en faveur de celui qui sait patienter. Les élections législatives futures, l’opinion publique, la capacité à démontrer la pertinence de sa vision économique et sociale : autant de leviers qui peuvent être actionnés sans rupture brutale.

Quant au président Bassirou Diomaye Faye, l’histoire de Senghor devrait également l’interpeller. Certes, Senghor a gagné la bataille de 1962 et est devenu l’une des figures les plus célèbres de l’Afrique indépendante. Mais à quel prix ?

L’élimination de Dia a marqué « la première véritable dérive politiciennedu régime senghorien« , selon de nombreux historiens. Elle a inauguré une ère d’hyperprésidentialisme autoritaire dont le Sénégal peine encore à se défaire. Elle a privé le pays d’un débat démocratique authentique pendant des décennies.

Faye doit méditer cette leçon : un président peut gagner une bataille de pouvoir contre son Premier ministre et perdre, à long terme, la confiance du peuple et le jugement de l’histoire. La grandeur d’un chef d’État ne se mesure pas à sa capacité à éliminer ses rivaux, mais à sa capacité à transcender les ego pour servir l’intérêt supérieur de la nation.

Ce qui compte, au-delà des personnes, c’est le projet politique qui a porté Diomaye Faye et Ousmane Sonko au pouvoir. Les Sénégalais ont voté pour une rupture avec les pratiques passées, pour une gouvernance fondée sur la justice, la transparence, la souveraineté économique et la dignité retrouvée.

Ce projet ne peut survivre à une guerre fratricide entre ses deux principaux architectes. Les jeunes qui ont manifesté, les familles qui ont perdu des proches dans les violences de 2021-2023, tous ces Sénégalais qui ont cru en la promesse du changement : ils ne comprendraient pas que leurs sacrifices soient trahis par des luttes d’ego au sommet de l’État.

Ousmane Sonko a raison de rappeler son rôle central dans la victoire de mars 2024. Il a raison de défendre sa vision politique. Il a raison d’exiger que les promesses faites au peuple soient tenues. Mais il aurait tort de précipiter une confrontation qui pourrait reproduire le drame de 1962.

Mamadou Dia était un homme brillant, visionnaire, animé par l’amour de son pays. Cela ne l’a pas empêché de passer douze ans en prison et de voir son projet enterré pour des décennies. L’intelligence politique consiste parfois à savoir temporiser, à accepter des compromis tactiques pour préserver l’essentiel stratégique.

Au président Faye, l’histoire rappelle qu’un leader doit savoir gouverner avec ceux qui l’ont porté au pouvoir, même quand ils sont encombrants, même quand ils sont exigeants. L’autorité véritable ne se construit pas sur l’élimination des rivaux, mais sur la capacité à fédérer, à arbitrer, à élever le débat.

Le Sénégal a besoin de ses deux leaders. Qu’ils se souviennent de Senghor et Dia. Qu’ils choisissent la patience, le dialogue et l’unité plutôt que la confrontation qui ne profiterait qu’aux adversaires du projet de transformation qu’ils portent ensemble.

L’histoire ne pardonne pas les occasions manquées. Celle de novembre 2025 est peut-être la dernière avant que la fracture ne devienne irréversible. À eux d’écrire une page différente de celle de 1962. Le peuple sénégalais les observe, et l’histoire les jugera.

Minkael Barry 

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