Paris Match, le journal people par excellence qui, en période estivale, consacre sa Une à un homme d’Église inconnu du grand public : voilà qui en a surpris plus d’un en France. Rien d’étonnant en réalité.
L’hebdomadaire est récemment passé sous le contrôle de Vincent Bolloré, qui partage avec le cardinal guinéen une vision conservatrice du catholicisme et qui aimerait en faire un prétendant à la succession du pape François. Un scénario improbable.
Le cardinal Robert Sarah.
Alors que la fin du pontificat de François se dessine, Paris Match, dans son édition du 7 juillet 2022 a surpris nombre d’observateurs en consacrant sa une au cardinal guinéen Robert Sarah, un prince de l’Église peu connu en France en dehors des milieux spécialisés en vaticanologie.
À l’intérieur du journal, on peut lire un reportage de commande du journaliste et écrivain Philippe Labro, envoyé spécial au Vatican qui n’a pas pu s’empêcher de délivrer quelques poncifs sur la cité papale : la cité dans la cité, l’univers dans l’univers, les gardes suisses, la plus petite armée du monde, César Borgia, les limousines ou les calottes rouges, sans oublier Don Camillo…
En dressant le portrait de Robert Sarah, l’inusable journaliste catholique proche de Vincent Bolloré nous dessine un homme patelin, très pieux, conservateur mais surtout modeste et courageux, doté d’une foi profonde ancrée dans les traditions de l’Église et de son Afrique natale. À la question de savoir s’il est un candidat possible à la succession du pape François, le prélat guinéen répond bien évidemment par la négative, il botte en touche et explique humblement : « Ça ne m’intéresse pas, ce qui compte, c’est retrouver Dieu. » Sous le titre « Monseigneur Sarah : Dieu c’est la paix », Labro livre un article comme une image pieuse sulpicienne que les jeunes communiants glissaient avec dévotion dans leur tout nouveau missel le jour de leur profession de foi. Une image d’Épinal pour les chaumières catholiques traditionalistes françaises, de la lourde propagande cléricale pour les milieux conservateurs proches de la mouvance La Manif pour tous1, alors que la campagne pour la succession pontificale s’accélère.
Le 29 juillet 2022, dans l’avion qui le ramène du Canada, le pape François explique qu’il envisage sa démission et donc un conclave anticipé. Depuis lors, la course d’influence pour y placer un papabile (ou papable en français) est relancée, même si elle a démarré dès l’élection du cardinal Bergoglio à l’âge de 77 ans, en 2013. Le collège cardinalice, qui élit le pape en son sein, est composé de 229 cardinaux, dont 132 électeurs, et, parmi ces derniers, les deux tiers auront été nommés par le pape François.
LA POSSIBILITÉ D’UN PAPE AFRICAIN
L’élection du cardinal polonais Wojtyla (Jean-Paul II), en 1978, avait ouvert la voie à l’élection d’un pape non italien. Elle avait été suivie par celle d’un pape allemand en 2005 (Joseph Alois Ratzinger, Benoît XVI), puis d’un pape argentin en 2013 (François). L’élection d’un pape issu des marges, comme l’avait dit François le jour de son élection, peut-elle se poursuivre ? C’est ce qu’espèrent les catholiques africains. Les statistiques du Vatican plaident en leur faveur : le nombre de catholiques est estimé à 252 millions dans une Afrique subsaharienne qui, en comparaison avec les autres continents, connaît chaque année la plus forte hausse de fidèles et de religieux, bien devant l’Océanie (11 millions de fidèles) et l’Asie (149 millions), et qui devrait rapidement rattraper l’Europe (285 millions), où le nombre de fidèles diminue d’année en année. L’Afrique reste cependant encore loin derrière le continent américain (647 millions), où le nombre de fidèles croît lentement.
Une logique de représentativité tournante voudrait que ce soit au tour d’un fils du continent africain de prendre la 266e succession de Pierre à Rome. Mais la logique, dans l’histoire de l’Église, pèse bien peu face à la complexe grammaire ecclésiale. Pas plus que l’arithmétique d’ailleurs : parmi les 132 électeurs du collège cardinalis, on compte 17 Africains, un chiffre bien inférieur au poids réel des catholiques du continent.
Les Européens sont sur-représentés (54 électeurs), et une simple règle de trois ramenant le nombre de cardinaux électeurs au nombre de fidèles voudrait qu’il y en ait 24 pour l’Afrique. En réalité, ce calcul n’est pas déterminant : les cardinaux ne représentent pas des territoires géographiques, mais des territoires théologiques, spirituels, ecclésiaux, cléricaux et surtout, ce qui nous intéresse le plus, sociétaux.
Ils font l’objet de puissants rapports de force au sein du collège cardinalis, ce que les croyants appellent le Saint-Esprit.
Comme ce fut le cas avec Eric Zemmour lors de la dernière élection présidentielle en France, Vincent Bolloré, catholique affirmé, semble croire en les chances de son champion guinéen. II lui ouvre les pages d’un poids lourd de la presse d’opinion française, qu’il tente de détenir majoritairement dans le cadre d’une OPA de son groupe Vivendi sur le groupe Lagardère, propriétaire de Match2. Mais pourquoi ce soutien ?
UNE THÉOLOGIE RUSTIQUE ET DOGMATIQUE
Pour le comprendre, il faut chercher les territoires du cardinal Sarah. Et pour cela, il faut s’intéresser à l’histoire de l’Église sur le continent. Robert Sarah est à l’image de la plupart des épiscopats africains qui défendent une Église catholique encore ritualiste, verticale, piétiste et d’abord romaine. Elle arrive en Afrique côtière équatoriale dans le sillage des Européens dès le XVIe siècle.
Au XIXe, elle fait partie du paquetage civilisationnel colonial. Même la très laïque République française a encouragé et soutenu les ordres religieux missionnaires comme les Pères blancs au Sahel, les Missions africaines de Lyon en Afrique côtière et les innombrables congrégations religieuses féminines dont on dit que même Dieu n’en connaît pas le nombre, pas plus qu’il ne connaîtrait ce que pense un Jésuite… comme le pape François.
Les Italiens envoyaient des missionnaires Comboniens, et les Allemands, des prêtres Pallotins, mais le Vatican, dans le bras de fer entre les nations européennes chrétiennes pour le contrôle du continent africain, sut habilement maintenir le centralisme romain pour les missions catholiques avec l’aide et l’argent de l’épiscopat américain. Dans le contexte de la culture catholique de l’époque, celle de l’antimodernisme, du renouveau marial, des dogmes de l’infaillibilité pontificale et de l’immaculée conception, ces missionnaires ont posé en Afrique les fondations d’évêchés qui prêchaient une théologie rustique et dogmatique en s’appuyant sur des rites collectifs, des cérémonies de piété publiques, et sur une imagerie populaire sulpicienne, selon le mot du romancier Léon Bloy décrivant les boutiques de bondieuseries qui s’installèrent au XIXe siècle autour de l’église Saint-Sulpice, à Paris.
Le clergé, qui s’est africanisé à partir des années 1950, commandait spirituellement, moralement, intellectuellement et politiquement ses ouailles. Robert Sarah, nommé évêque à l’âge de 34 ans par Jean-Paul II en 1979, puis cardinal par Benoît XVI en 2010, incarne cette tradition encore vivace aujourd’hui de l’Église en Afrique, que ces deux papes ont soutenue durant leurs pontificats en portant une ecclésiologie de reconquête face à l’islam salafiste en extension et aux puissantes Églises évangéliques. Le cardinal guinéen a été l’instrument de cette stratégie : en 2001, Jean-Paul II le promeut à Rome secrétaire de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples, qui nomme les évêques en Afrique ; et, en 2010, Benoît XVI l’appelle à la présidence du Conseil pontifical Cor Unum, qui coordonne les activités de charité des organisations catholiques dans le monde. Robert Sarah revendique la filiation dogmatique et conservatrice de ces deux papes.
L’INFLUENCE DE L’ÉGLISE
L’impact de l’Église sur le continent, c’est aussi son enseignement qui a contribué, avec les Églises protestantes, à l’émergence des élites parvenues au pouvoir aux indépendances. Barthélemy Boganda en Centrafrique avait été le premier prêtre africain ordonné dans la colonie de l’Oubangui-Chari. Fulbert Youlou, au Congo-Brazzaville, était un prêtre diocésain. Patrice Lumumba, au Congo, était passé par l’école missionnaire catholique.
Maurice Yaméogo, en Haute-Volta (actuel Burkina Faso), était un dévot. Plus tard, des prélats catholiques ont joué un rôle central dans le cycle des conférences nationales des années 1990 et 1991 au Togo, au Zaïre (actuelle République démocratique du Congo) et au Bénin. Robert Sarah appartient aussi à cette histoire politique du continent.
Il avait été nommé, jeune, archevêque de Conakry en pleine crise entre le Vatican et la Guinée de Sékou Touré, très majoritairement musulmane. Il risquait alors sa vie.
Sauf en Afrique du Sud où les catholiques sont largement minoritaires, le projet émancipateur de la Théologie de la libération en Amérique du Sud n’a pas prospéré en Afrique subsaharienne. Jean-Paul II et Benoît XVI l’ont rudement combattu, et les épiscopats locaux ne s’en sont pas emparés malgré l’histoire de la domination coloniale du continent. Pourtant, les contours d’une théologie africaine inculturée – c’est-à-dire qui vise l’enracinement de l’Évangile dans les traditions africaines – ont très tôt fait l’objet de nombreux travaux soutenus par les épiscopats. Plusieurs grands penseurs contemporains de l’émancipation africaine (Fabien Eboussi Boulaga, Paulin J. Hountondji, Achille Mbembé) sont passés par les écoles ou les séminaires catholiques.
La manipulation ethnique en Afrique taraude aussi les épiscopats africains, comme au Cameroun ou au Togo. Pendant la crise ivoirienne de 2010-2011, le cardinal Bernard Agré, archevêque d’Abidjan, avait pris des positions nationalistes qui flirtaient avec l’ivoirité. Les propos de Robert Sarah sur l’Europe, « un continent en déclin, en train de devenir musulman à cause des vagues migratoires », reflètent cette matrice intellectuelle à la confluence d’une pensée nationaliste panafricaine et d’une théologie identitaire.
UN MYSTIQUE RADICALISÉ
En 2015, reprenant une formule de Paul VI (1963-1978), il signe avec cinquante évêques africains un livre au titre sans équivoque : L’Afrique, la nouvelle patrie du Christ (Paulines, 2015). L’anti-occidentalisme des opinions publiques africaines se nourrit aussi de cette idéologie religieuse. De son côté, lors du dernier consistoire, pour marquer sa réprobation sur la question ethnique qui gangrène les sociétés africaines, le pape François a promu cardinal Peter Okpaleke, un évêque nigérian empêché de rejoindre son évêché parce qu’il n’appartenait pas à la même ethnie que ses ouailles.
La vision traditionaliste et hiérarchique de l’Église représentée par Robert Sarah (et défendue par Vincent Bolloré) n’est pas celle des cardinaux électeurs nommés par François, dont les onze Africains – ou disons, plutôt, pas à ce niveau de radicalité.
À l’inverse de ses deux prédécesseurs, le pape reconnaît l’héritage de la Théologie de la libération et il tente de montrer une institution qui s’interroge (« qui suis-je pour juger ? »), qui demande pardon, qui regarde en face les maux de l’Église comme la pédophilie ou la corruption, et qui tâtonne sur des réponses théologiques à apporter aux questionnements sur le célibat des prêtres, la contraception, l’ordination des femmes ou l’homosexualité.
Comme d’autres papes avant lui, François veut préserver l’héritage spirituel et politique qu’il léguera, et Robert Sarah, bien qu’il s’en défende dans Paris Match, veut le disperser. Dès 2015, ce dernier s’est opposé frontalement à François lors du synode sur la famille qui devait avancer sur la question des divorcés remariés et de l’homosexualité, en menant la fronde au nom d’une identité africaine et en déclarant que « les idéologies occidentales de l’homosexualité́ et de l’avortement et le fanatisme islamique sont ce qu’étaient le nazisme, le fascisme et le communisme au XXe siècle ».
La nouvelle évangélisation du pape François, fondée sur l’exemple et le témoignage – sinon, selon lui, « la mission devient autre chose […] une conquête religieuse ou peut-être idéologique » –, est antinomique avec la pensée de l’ancien secrétaire de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples, qui, lui, pense reconquête et spiritualité identitaire. En 2020, Robert Sarah publie avec Benoît XVI chez Fayard (un éditeur qui devrait passer sous le contrôle du groupe Bolloré) un livre sur le célibat des prêtres, Des profondeurs de nos cœurs.
Il y parle de la fonction sacerdotale des prêtres – « La chasteté du prêtre est le signe de son lien à la vérité qui est le Christ crucifié et ressuscité » – alors que dans le monde réel cette question en Afrique est moins celle du célibat ou du mariage des prêtres que celle de la polygamie de nombre d’entre eux. Sans hésiter il dénonce « les dérives diaboliques » de l’approche genre y voyant même, avec l’union homosexuelle et le lobby gay, les nouvelles têtes de la bête de l’apocalypse. Les théologiens sérieux qui le lisent estiment sa théologie puérile.
Beaucoup de catholiques africains voient en lui un mystique radicalisé et manipulé quand, pour beaucoup d’autres, il n’est qu’un saint homme qui remet Dieu et le Christ au centre de l’Église universelle.
D’AUTRES CARDINAUX AFRICAINS MIEUX PLACÉS
Prélat clivant et minoritaire, anachronique porte-étendard d’une sorte de Reconquista catholique, Robert Sarah n’a aucune chance d’être élu au prochain conclave, et ce même si l’élection d’un pape africain est toujours possible.
D’autres cardinaux africains sont bien placés sur la ligne départ, par exemple Richard Baawobr, évêque de Wa, dans le nord-ouest du Ghana, qui vient d’être promu cardinal par François. Élu le 30 avril 2022 à la tête des épiscopats africains, il a été en 2010 le premier Noir à devenir supérieur général des Pères blancs. La déterritorialisation de sa mission est au cœur de sa pensée. Docteur en théologie biblique, spécialiste de l’islam, il coche beaucoup de cases de la feuille de route du pape François pour un conclave à venir.
Pourquoi, dès lors, Paris Match a-t-il soudainement mis en lumière un cardinal inconnu du grand public dans la perspective d’un conclave ? L’éditeur chez Fayard de Robert Sarah est Nicolas Diat, qui publie aussi Philippe de Villiers et son frère, le général Pierre de Villiers. Un article de Slate le décrit comme naviguant dans la nébuleuse militante de l’extrême droite catholique qui a émergé dans l’espace public à l’occasion de la Manif pour tous. Il a ses entrées à l’association Sens commun et dans les revues conservatrices Famille chrétienne, L’Homme nouveau, La Nef ou encore Valeurs actuelles. Il a été proche du Républicain Laurent Wauquiez, puis de Patrick Buisson, l’ancien conseiller très à droite de Nicolas Sarkozy.
Il donne l’impression de croire dans les chances du cardinal Sarah à s’asseoir sur le trône de Pierre, et il est probable qu’il a réécrit plusieurs passages des trois livres du cardinal.
C’est lui qui a négocié l’article de Paris Match. Ses interlocuteurs ont dû reconnaître dans les valeurs traditionalistes du prélat des convergences avec celles de Vincent Bolloré, qui revendique une foi de charbonnier. Pourtant, la connaissance fine de la réalité des rapports de force doit faire comprendre à l’homme d’affaires breton que le candidat vêtu de pourpre cardinalis de cet éditeur calotin et hyperactif n’a aucune chance.
Comme avec Éric Zemmour, Vincent Bolloré a simplement voulu démontrer qu’il n’hésitait pas à intervenir dans l’espace public avec la force de frappe des médias qu’il contrôle pour défendre ses idées traditionalistes et conservatrices. Juste après la parution de Match, Jeune Afrique a publié une caricature de Damien Glez. On y voit Vincent Bolloré, entouré de Sarah et de Zemmour, brandissant la couverture de Match, et expliquant : « Robert, dans cinq ans je possède tous les médias français, Zemmour est président et toi pape ». Sarah a les mains crispées sur un grand crucifix doré, et l’air absent, tandis que Zemmour fait remarquer : « Tu sais que mes problèmes ont commencé après ma couv’ de Match ».
Même la société des journalistes de Paris Match a dénoncé la couverture consacrée à Robert Sarah – une fronde qui a abouti quelques semaines plus tard au limogeage de son meneur, Bruno Jeudy, rédacteur en chef des services politique et économie depuis 2015.
Outre d’agiter quelques milieux d’extrême droite catholique français, cette opération com’ aura ainsi montré la vision que Bolloré se fait de la presse : un support au service de sa vision réactionnaire du monde.