L’opération « Mer Verte » : Retour sur l’agression du 22 novembre 1970 en Guinée

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 Il y a 55 ans, dans la nuit du 21 au 22 novembre 1970, la République de Guinée était victime d’une attaque militaire amphibie sans précédent. Cette opération, baptisée « Mer Verte » (Operação Mar Verde) par les forces portugaises, marque un tournant tragique dans l’histoire moderne guinéenne.

Vers 2 heures du matin ce dimanche, six navires non immatriculés de couleur grise ont accosté au large de Conakry. À leur bord, environ 430 soldats composés de 200 Guinéens dissidents du Front de Libération Nationale de Guinée (FLNG), 150 commandos africains et 80 membres de l’unité d’élite portugaise, les « fuzilleiros especiais ».

Cette opération audacieuse, conçue par le capitaine-lieutenant Alpoim Calvão et soutenue par le général António de Spínola, gouverneur militaire de la Guinée-Bissau portugaise, visait plusieurs objectifs ambitieux : renverser le président Ahmed Sékou Touré, capturer Amílcar Cabral, leader du Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), libérer les prisonniers de guerre portugais détenus au Camp Boiro, et détruire les bases du PAIGC en Guinée.

Les forces d’invasion étaient organisées en plusieurs équipes spécialisées, chacune ayant une mission précise :

L’équipe Viktor a neutralisé les navires de patrouille du port de Conakry en seulement 20 minutes.

L’équipe India a plongé la capitale dans le noir en prenant le contrôle de la centrale électrique vers 2h10.

L’équipe Zulu a attaqué Villa Syli, le camp de base de la milice, et la résidence présidentielle, qu’elle a incendiée sans toutefois capturer Sékou Touré.

L’équipe Oscar a pris d’assaut le Camp de la Garde républicaine (futur Camp Boiro), libérant plus de 400 prisonniers malgré la résistance des sentinelles.

L’équipe Mike s’est emparée du camp Samory sans effusion de sang, avant d’affronter des renforts et de détruire 16 véhicules militaires au bazooka.

L’équipe Sierra, chargée de neutraliser les avions de combat à l’aéroport, a connu un épisode remarquable. Le lieutenant João Januario Lopes a refusé d’attaquer les installations que les Guinéens avaient eux-mêmes construites, entraînant 24 soldats dans son refus.

Malgré les succès tactiques initiaux – destruction de navires du PAIGC, libération de prisonniers portugais, prise de points stratégiques – l’opération a rapidement tourné court. Les envahisseurs espéraient un soulèvement populaire qui ne s’est jamais produit. Les observateurs attribuent cet échec notamment à leur incapacité à prendre le contrôle de la station de radio, qui a continué d’émettre sous contrôle gouvernemental.

Vers 4h30, le commandant Calvão, constatant qu’aucun objectif aérien n’avait été atteint et que Sékou Touré demeurait introuvable, a ordonné le retrait des troupes. La moitié des forces, avec les prisonniers libérés, s’est retirée vers les navires en attente, laissant moins de 150 hommes face à une résistance guinéenne qui s’organisait.

La population guinéenne, sous la direction de Sékou Touré, a résisté farouchement. Les milices guinéennes et les guérilleros du PAIGC, entraînés par des conseillers cubains, marocains, algériens et tchécoslovaques, ont combattu les attaquants qui ont finalement été mis en déroute.

La communauté internationale a rapidement réagi. Le 8 décembre 1970, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté la résolution 290 condamnant le Portugal pour son invasion de la Guinée. Trois jours plus tard, l’Organisation de l’unité africaine (OUA) condamnait unanimement l’agression. L’Algérie et le Nigeria ont proposé leur aide à la Guinée, tandis que l’Union soviétique a déployé des navires de guerre dans la région pour dissuader toute nouvelle intervention.

Si l’opération militaire a échoué, ses conséquences sur le peuple guinéen ont été dévastatrices. L’agression du 22 novembre 1970 a déclenché la plus grande vague de répression de l’histoire de la Guinée.

Une semaine après l’invasion, Sékou Touré a mis en place un comité de dix personnes, le Haut-Commandement, marquant le début d’une chasse aux « traîtres » et aux « complices » de l’agression. La paranoïa du régime s’est transformée en machine répressive implacable.

Entre novembre 1970 et septembre 1971, selon les estimations, plus de 5 000 personnes ont été arrêtées dans le cadre du prétendu complot de la « 5ème colonne impérialiste ». Les listes officielles recensent 338 personnes arrêtées et 113 tuées, mais ces chiffres sont largement sous-estimés et ne tiennent pas compte des milliers de victimes du « petit peuple » dans les villages.

Le Camp Boiro, surnommé « l’Auschwitz guinéen », est devenu le symbole de cette terreur. Ce camp d’internement, de torture et de mise à mort a vu périr près de 50 000 personnes entre 1960 et 1984. Parmi les victimes figuraient des ministres, des ambassadeurs, des gouverneurs, des cadres supérieurs, mais aussi des citoyens ordinaires dénoncés sur la base de règlements de compte personnels.

La circulaire n°37 du 23 septembre 1971 du « Responsable Suprême de la Révolution » a encouragé la délation généralisée, transformant le pays en une véritable chasse à l’homme où chacun pouvait dénoncer son voisin pour écarter un concurrent ou régler de vieilles querelles.

Les purges se sont succédées : en juillet 1971, l’armée a été purgée de nombreux officiers ; en avril 1973, plusieurs ministres ont été écartés. Les exécutions publiques ont été organisées, notamment les pendaisons du 25 janvier 1971 au pont Kaka de Conakry, dans une atmosphère que la propagande décrivait comme « de carnaval », masquant l’horreur d’une répression systématique.

Cinquante-cinq ans après les faits, l’interprétation de l’opération « Mer Verte » demeure controversée en Guinée. Si la réalité de l’agression portugaise ne fait aucun doute  les archives et témoignages des participants portugais l’attestent  la question des complicités internes reste débattue.

Certains rescapés du Camp Boiro ont affirmé que tous ceux qui ont été emprisonnés n’étaient pas nécessairement coupables, mais que tous n’étaient pas non plus innocents. Cette déclaration souligne la complexité d’une période où la répression aveugle a mêlé véritables conspirateurs, si tant est qu’il y en ait eu, et innocentes victimes.

L’Association des Victimes du Camp Boiro (AVCB) continue aujourd’hui son travail de mémoire, recensant les milliers de noms de victimes et appelant à l’ouverture des archives pour établir la vérité historique. Un monument commémoratif a été érigé à Conakry, dont la première pierre a été posée par Sékou Touré lui-même avant le 22 novembre 1971, symbole ambivalent d’un événement instrumentalisé pour justifier des années de terreur.

Le 22 novembre 1970 reste gravé dans la mémoire collective guinéenne comme le début d’une ère de terreur qui a duré jusqu’à la mort de Sékou Touré en 1984. Cette date marque la transformation d’un régime révolutionnaire en une dictature paranoïaque qui a sacrifié des milliers de ses propres citoyens au nom d’une supposée défense de la souveraineté nationale.

Aujourd’hui encore, 55 ans après, les familles des victimes attendent reconnaissance et justice. Le débat se poursuit entre ceux qui voient dans Sékou Touré un héros de l’indépendance africaine et ceux qui dénoncent les crimes d’un régime qui a transformé la Guinée en prison à ciel ouvert.

L’ouverture des archives, tant guinéennes qu’étrangères, demeure une exigence pour les associations de victimes et les historiens qui souhaitent établir la vérité sur cette période sombre, distinguer les véritables traîtres des innocents accusés à tort, et permettre enfin au peuple guinéen de tourner cette page tragique de son histoire.

Fodé Momo Soumah, enseignant à la retraite 

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