«La démocratie est en danger partout dans le Sahel» selon le philosophe Souleymane Bachir Diagne

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En cette période de guerre au Moyen-Orient, de souverainisme en Afrique et de repli identitaire en Europe et aux États-Unis, Souleymane Bachir Diagne décide d’aller à contre-courant et publie Universaliser aux éditions Albin Michel. Le philosophe sénégalais reconnaît que la civilisation de l’universel et que la démocratie sont en danger, notamment en Afrique de l’Ouest. Mais il garde espoir. De passage à Paris, le professeur de philosophie à l’université Columbia de New York répond aux questions de Christophe Boisbouvier.

 

Souleymane Bachir Diagne, vous voulez réinventer l’universel face au monde d’apartheid généralisé que nous vivons aujourd’hui, mais que répondez-vous à ceux qui disent qu’on ne peut pas aimer tous les hommes et que tout naturellement, on se préoccupe d’abord de ceux avec qui on partage une identité familiale, religieuse ou nationale ?

 

Souleymane Bachir Diagne : Cette question est au centre de mon propos. Il y a là un instinct, c’est notre côté animal, disons. L’instinct de tribu est réel. En revanche, nous n’avons rien d’équivalent quand il s’agit de l’humanité en général. L’humanité, ça peut paraître une abstraction. Il n’y a pas d’instinct d’humanité, mais précisément l’humanité. Cela se construit d’abord sur le plan philosophique, nous avons le sentiment qu’en effet être humains ensemble signifie que nous partageons quelque chose de fondamental. Et il y a la religion. C’est la religion qui nous enseigne, et c’est d’ailleurs ce qui est au cœur de toutes les grandes religions humaines, qui nous enseigne que mon prochain, ce n’est pas forcément mon proche.

 

Vous écrivez dans votre livre que la religion peut être ouverture, mais aussi clôture. Et vous qui êtes spécialiste de la pensée islamique, est-ce que vous ne craignez pas qu’on assiste aujourd’hui à une intensification des guerres de religion, témoin le conflit sanglant au Proche-Orient ?

 

Eh bien oui, voilà un exemple, malheureusement, d’instrumentalisation de la religion. Alors je viens juste, à propos de l’humanité, d’en parler comme un facteur d’ouverture à l’autre, d’ouverture au-delà de la tribu. Malheureusement, la même religion peut être également instrumentalisée pour être au contraire une force de clôture et être à ce moment-là embarquée dans nos tribalismes.

 

Et est-ce que cette tendance n’est pas très lourde et n’est pas en train de prendre le dessus sur la dimension ouverture de toute religion ?

 

Aujourd’hui, il y a toutes les raisons de croire qu’il en est bien ainsi. La manière dont ces religions sont instrumentalisées, la manière dont le terrorisme dans le Sahel, ma région, s’habille des vêtements de la religion, prétend tuer des civils, massacrer des villages entiers, pour la plus grande gloire de Dieu. Eh bien, nous voyons bien que la religion aujourd’hui présente ce visage-là. Toutes les religions.

 

Et vous ne vous sentez pas un peu seul quand vous combattez tout cela ?

 

Je ne crois pas. Je ne me sens pas seul parce qu’il y a cette aspiration vers l’humanité qui est réelle. Nous vivons un monde fragmenté, on le voit. En revanche, il suffit de peu pour que nous nous rendions compte de la réalité de cette aspiration à l’humanité. Il a suffi, par exemple, des images à la télévision de l’ouverture des Jeux olympiques [à Paris le 26 juillet dernier, NDLR] pour se rendre compte que tout le monde adhérait à l’idée d’humanité que nous voyons ainsi sur nos écrans. Autrement dit, l’aspiration est là et qui doit pouvoir dominer le scepticisme profond où nous met aujourd’hui la situation que nous vivons dans le monde.

 

La civilisation de l’universel est en danger, dites-vous. Mais est-ce que la démocratie elle-même n’est pas aussi en danger ?

La démocratie est en danger. Étant citoyen de l’Ouest africain, je m’en rends compte aujourd’hui, la démocratie est en danger partout dans le Sahel. La crise de la démocratie a pris la forme d’un retour des coups d’État en Afrique de l’Ouest. Il est inquiétant de voir qu’une partie de la jeunesse a adhéré à ces coups d’État, non pas simplement parce que les militaires avaient promis de s’occuper de la guerre et d’être plus efficaces que les pouvoirs civils, mais en estimant que, au fond, la démocratie devait venir après d’autres idéaux qui étaient un panafricanisme ou un souverainisme, que la démocratie, au fond, avait moins d’importance. Là se trouve une vraie crise, parce que croire que ce qu’on baptise « panafricanisme ». D’ailleurs, ce n’en est pas un, parce que le panafricanisme, il est en train de s’inventer à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), il n’est pas en train de s’inventer à l’Association des États du Sahel. Et ce panafricanisme-là de la Cédéao, lui, il vaut la peine de se battre pour lui et il ne sera réel qu’entre des démocraties.

 

Et vous dites que le phénomène nouveau, ce n’est pas l’arrivée de coups d’État, c’est l’arrivée de justifications de ces coups d’État ?

 

Oui, ce sont ces justifications-là qui sont la marque la plus claire de la crise de la démocratie. Parce que ces justifications signifient un certain scepticisme démocratique où on dit que la démocratie ne sert à rien ou que la démocratie a moins de valeur qu’un souverainisme ou un autre type de panafricanisme qui, à la réflexion, n’a pas de véritable contenu.

 

 

Rfi